Le journal d'une mandragore

La mémoire orpheline de l'étreinte

Je n’étais rien et je pensais à ses mains. Tentant de me rappeler les lignes, les courbes, les articulations, les veines, les poils. Étaient-elles fines et délicates ? Ou maigres et décharnées ? Et les plis de sa paume ne ressemblaient-ils pas à une étoile qui s’ébat et s’étiole dans le ciel ? Je ne savais plus. Une semaine déjà et ma mémoire me faisait défaut.

Impossible de me souvenir. Pourtant j’ai essayé. Je les ai regardées longtemps. Je les ai lues et relues. Sous tous les angles. Je les ai caressées longtemps avant de les garder jalousement contre ma poitrine et mon ventre. Puis je les ai couvées dans les miennes. Si longtemps que la transpiration nous collait à la peau, moite et brillante à la faible lueur de la lune qui peinait à traverser le feuillage de la cime des arbres.

Ses mains je les ai aimées, je les ai chéries, je les ai adorées.

Quand, maladroitement, timide et gênée, elle les plaçait sur mes hanches pour m’embrasser. Quand, le regard si fuyant que je ne pouvais pas voir ses yeux plus d’une seconde, elle tentait de prendre la mienne, avec autant d’appréhension et de peur de ne pas la trouver sous ses doigts. Comme si le fait que j’accepte de la toucher, de la regarder, de l’aimer, était une chose si irréaliste, si incroyable, qu’elle ne parvenait pas à comprendre que c’était possible. Comme si j’étais la plus belle créature du monde, qu’on n’oserait même pas regarder à distance par peur de s’y brûler les yeux.

C’était faux, évidemment. Je n’étais pas belle. Je n’étais pas de ces créatures-là. Mais pour elle, je l’étais. C’était pour moi tout aussi intimidant de me sentir avoir une telle importance.

Et pourtant c’était elle à mes yeux, la déesse, la belle, la plante sauvage qui n’écoute que son instinct, cette beauté fauve et brute qui me laisse plantée là d’admiration. Je n’ai pas vraiment de type de fille, mais si j’en avais eu un ça serait celui-là. Le type de fille qui en une rencontre te laisse des souvenirs à vie.

Alors pourquoi donc ses mains avaient soudain disparu de ma mémoire ?

Je ne craignais qu’une seule chose, c’est que le reste finisse aussi par se perdre à jamais. Si ça commence par les mains, cela continuera par les bras, les coudes, les épaules, la nuque, le crâne, les oreilles, le nez, les yeux, les seins, le ventre, les hanches, les jambes, les pieds, le sexe et le reste. Je ne voulais pas oublier tout cela. Car la disparition physique ne ferait alors que précéder la disparition totale et définitive, sans même réaliser avoir perdu la chose la plus précieuse qu’on n’ait jamais eu.

Je ne voulais pas oublier. Je ne savais pas si je la reverrais un jour, ou jamais. Mais et si je ne la revoyais jamais, je ne voulais pas l’oublier.

Je ne voulais pas rester orpheline de la plus belle fille qu’il m’ait été donné d’étreindre dans mes bras.