Le journal d'une mandragore

Tu pleurais et je pensais à la mort

Il m’arrive souvent de dévier du cours naturel de mes pensées, de débarquer n’importe où, n’importe comment, et de ne pas comprendre comment j’en suis arrivée là. Personne ne pourrait comprendre ce qui me passe par la tête au moments les plus inopportuns.

Nous étions couchées toutes deux sur le côté, tu me tournais le dos, et pendant qu’avec mes mains je caressais doucement ton dos, immense et maigre, je fourrais me tête entre tes fesses. Ton corps se cabrait en rythme à chaque coup de ma langue sur tes lèvres, sur ton anus, ton clitoris. Tu suintait de ma salive et j’avais du mal à garder mon calme et ma patience, en essayant de ne pas penser à la douleur lancinante qui venait dans ma langue et ma mâchoire, ouverte depuis si longtemps à œuvrer à ton plaisir.

Je ne pouvais pas te voir, mais j’entendais, et je sentais que dans les murmures de ton souffle tu pleurais. Tu pleurais et tu souriais, face au mur, les yeux fermés. Alors sans raison j’ai commencé à penser à la mort. À cette fable ridicule. À cette délirante mise en scène de la disparition. À ce scabreux spectacle de l’enterrement. À cette arnaque généralisée de l’inhumation.

C’est le summum de notre ridicule société. C’est à un moment aussi important que se manifestent tout ce que la terre compte de parasites : notaires, huissiers, flics, fonctionnaires et commerciaux des pompes-funèbres. Quel triste monde que celui où il faut penser de son vivant à prendre une assurance pour sa mort. Car la mort coûte si cher qu’il faut s’assurer que l’on pourra être enterrée ou brûlée à ses propres frais. Sans quoi la charge financière reviendra aux proches, à la famille, à celles qui pourraient se retrouver à la rue, leurs biens saisis, leur compte en banque vidé, tout ça pour payer de tristes cimetières, d’inutiles tombes et cercueils. Autant d’artifices d’une tradition que les vivants imposent aux morts, qui n’ont rien demandé de plus que pourrir tranquillement dans les entrailles de la terre.

Je pensais à tout cela. Au plaisir que je pourrais ressentir si seulement on me laissait être enterrée au pied d’un arbre, à pourrir et servir d’engrais à ces racines. De cette manière je me sentirais immortelle en quelque sorte, car mon corps serait recyclé dans l’arbre, créature noble s’il en est, puis quand il mourrait à son tour d’autres arbres se nourriraient de son cadavre pour vivre, et ainsi de suite dans une boucle éternelle jusqu’à ce que la Terre disparaisse. Qui peut espérer meilleure mort ? Qui peut prétendre au paradis, à la vie éternelle, à la réincarnation et autres sottises quand l’éternité nous tend déjà ses racines ? Quand le simple fait de mourir et pourrir nous offre le seul moyen de nous intégrer au cycle infini et naturel de la vie ?

Mais non il faudra que nous soyons enfermées dans un cercueil étanche et scellé, bourré de produits chimiques et toxiques, qui ne devra pas pourrir avec nous dedans avant au moins quelques dizaines d’années. Et seulement après l’accord de la flicaille de nous enterrer. On sait jamais, des fois qu’on ait besoin de nous ressortir de là-dessous pour nous poser une dernière question ! Et même si on veut être cramé, histoire d’encore polluer l’atmosphère, même une fois crevé comme un vieux pneu de voiture foutu qui dans une gerbe de fumée noire dirait « MERDE » à l’humanité restante qui n’aura qu’à bouffer le mercure des rivières et l’uranium des centrales. Même si on veut partir en fumée il faut payer un cercueil qui sera brûlé avec nous. Une dernière occasion de prouver la stupidité de notre monde : fabriquer un cercueil pour qu’il soit brûlé.

Je pensais à tout ça, je pensais à mon arbre, celui sous lequel j’aimerais bien reposer de ce sommeil éternel, bouffée par les vers de terre. Je m’imaginais en grand chêne majestueux, avec de larges racines et un tronc ample qui invite à reposer son dos contre, sous l’abri de ses feuilles, quand il pleut ou que le soleil nous agresse. Je t’imaginais toi, allongée sous mon chêne, et déposer un baiser sur ton front dans un souffle de vent, le sourire aux lèvres, enfin paisible, à jamais.

Et puis tu as jouis. Tu t’es roulée en boule, tu as serré ma tête entre tes cuisses. Tu m’as regardée, de là-bas, si loin, par-delà ton ventre et tes seins qui se gonflaient par saccades, le souffle coupé. Je sentais ton cœur battre à travers tes cuisses et mes tempes. Tu m’as souris en passant ta main dans mes cheveux. Nous nous sommes endormies comme cela. Et plus rien d’autre n’avait d’importance. La mort pouvait bien attendre. Les cercueils. Les notaires. Les huissiers. Les familles éplorées. Seules importaient tes larmes, ton sourire et ton regard apaisé sur moi.