Le journal d'une mandragore

Ce point, là, sur le papier, à la fin de la phrase, c'est moi.

On me demande toujours pourquoi je ne me dessine jamais. La vérité est que je ne supporte pas mon image. Je ne me sens pas particulièrement mal dans mon corps et me regarder dans un miroir ne provoque chez moi aucune réaction horrifiée. Mais je me sens étrangère dans mon corps.

L’image que j’ai de moi, que je veux renvoyer aux autres, est bien différente de celle que j’ai réellement. C’est comme si j’étais aux commandes d’un navire : je vois tout, j’entends, je contrôle, mais quand l’eau me renvoie mon reflet, je ne me vois pas. Je dois être quelque part, là derrière un hublot minuscule dans cet immense vaisseau. La personne que je pense être, ou du moins que je crois être, est bien plus complexe que ce qu’on peux en voir. Ce visage me semble trop simple, trop lisse, et n’illustre en rien tout ce que je suis, c’est comme une minuscule façade derrière laquelle se cacherait une immense maison, des kilomètres de couloirs, de jardins.

Je suis une ville entière, une mégalopole, un pays, un continent. Mais personne ne peut s’en aperçevoir tant qu’on n’ouvre pas les volets de sa curiosité.

Voilà pourquoi je ne me dessine pas. Car je prendrais toute la page. Toutes les pages. J’occuperais tout l’espace disponible, et je trouverais ça encore trop petit.